Gilles Fumey : “Manger est un art de vivre !”

Gilles Fumey : “Manger est un art de vivre !”

17 septembre 2019 0 Par Aymeric Bourdin

Gilles Fumey est Professeur de géographie culturelle à la  Sorbonne Université Lettres. Il enseigne également à lESPE et auCelsa.  Il est par ailleurs chroniqueur à La Vie et anime le blog Géographies en mouvement sur Liberation.fr.

 

Aymeric Bourdin – Vous venez de publier, avec Pierre Raffard, l’Atlas de l’alimentation, aux éditions du CNRS. Quel est le propos de cet ouvrage ?   

Gilles Fumey – Nos nourritures sont géographiques ! Et pas seulement le sushi, le kebab, le pot au feu ou les smoothies dont les seuls noms évoquent le Japon, la Turquie, la France ou les Etats-Unis… Mais nos manières de manger : être au bar, debout pour une bière, c’est adopter un art de vivre qui puise son invention chez des brasseurs, pensant que ceux qui boivent ne se rincent pas simplement le gosier, mais se nourrissent. Se nourrissent de la terre qui a donné l’orge et l’eau pure des sources, des ferments qui ont transformé le sucre en alcool qui nous élève l’esprit, donne de l’ardeur à notre conversation (à condition de n’en pas abuser).

Toute nourriture est géoculturelle. Si « on ne sait plus ce qu’on mange », la géographie est un outil pour mettre de l’ordre dans la pagaille causée par l’industrie agroalimentaire. « Dis moi ce que tu manges, je te dirai d’où tu viens ». De ce désordre, sont nées les pathologies de l’abondance qui coûtent cher à nos collectivités. Et à notre santé : l’espérance de vie recule aux Etats-Unis ! Un avertissement.

 

Les pays d’Europe et d’Amérique du Nord sont en train de vivre une véritable révolution alimentaire. Après cinquante ans d’alimentation industrielle, quels sont les enjeux pour l’alimentation ?

 Après 50 ans d’alimentation industrielle. En Europe du Nord (mais aussi au Japon), nous avons à refonder notre alimentation. Les jeunes générations éduquées tentent d’échapper au destin des nourritures industrielles. Elles portent un projet de régénération alimentaire fondé sur le… local. Une revanche de la géographie dont on voulait nier les contraintes en mondialisant l’alimentation à outrance. En faisant croire que le fast food américain était la solution la plus rationnelle pour se nourrir.

L’industrie alimentaire a commencé avec Liebig et le bouillon Kub au XIXe siècle, l’appertisation à la même époque, le système ferroviaire qui transporte dès les années 1850 des aliments dans les villes en pleine croissance et spécialise des régions entières en monocultures. La chimie et la biologie ont fait le reste.

Le mouvement d’industrialisation part d’Allemagne, se structure dans le Nord-Est des Etats-Unis avec le Midwest et Chicago, qui transforme les céréales et la viande en produits industriels et financiers. Le modèle se diffuse dans les pays du Nord, Japon et Corée compris. Il atteint aujourd’hui les pays du Golfe et les régions les plus vulnérables comme les îles du Pacifique, toutes régions cumulant de tels niveaux d’obésité dans la population que les autorités sanitaires sont dépassées.

Enfin, son empreinte écologique est telle que, dans un retournement tragique de situation, il menace la planète dont la survie n’est plus assurée. Les sols sont épuisés. La « révolution verte » en Inde a asséché le pays et continue d’affamer les Indiens. Les entrants dans l’abondance comme la Chine et les riches pays du Golfe déforestent la sylve tropicale de l’Asie du Sud-Est pour planter du soja et des palmiers à huile.

Il faut tout revoir. Depuis une décennie, l’agroécologie, la bio, la Slow food, les circuits courts sont en train de changer nos modèles alimentaires. On est sans doute à un tournant.

 

« Jamais la géographie de l’alimentation n’a été à ce point  géopolitique » , écrivez-vous dans le chapitre « et demain ?» Comment cela se traduit-il en termes de rapports de force économiques et d’innovation ?

On entend toujours des responsables de la FNSEA penser que la France doit aussi « nourrir 9 milliards d’hommes ». Comme si rien ne s’était passé en 2008. Les riches garderaient le privilège de l’abondance en détruisant les terres du Sud comme on le fait aujourd’hui au Brésil pour se gaver de viande bovine. Les pays pauvres resteraient de simples variables d’ajustement en cas de retournement des prix avec les famines qui s’en suivent. Ce système d’ « affamement » de pays pauvres rappelle le cas de l’Irlande en 1847 accablée par des mauvaises récoltes (comme partout ailleurs en Europe) mais contrainte d’exporter sa production en Angleterre et condamnée à laisser mourir et émigrer un tiers de sa population !

Outre les scandales de l’accaparement des terres par les riches, les pauvres subissent l’assaut des multinationales, telles Monsanto ou Syngenta, malmenées chez nous. Désespérant les paysans locaux qui tentent de nourrir leurs familles et les populations urbaines en transition démographique, ce système nourrit les migrations vers l’Europe et les Etats-Unis. C’est le grand défi géopolitique des temps qui viennent.